Les mots et les images, nous le savons, participent intrinsèquement de nos représentations du monde. Ils construisent partiellement notre réel, plus fréquemment encore le subvertissent. L’actualité internationale nous offre un terrain sur lequel les mots et les signes se révèlent aussi pernicieux et aussi mouvants que sables du désert.

Rituels sacrificiels en boucle sur le web

  Nous sommes souvent prompts à saisir les vocables qui nous sont jetés en pâture, nous les mettons en bouche avant même d’en avoir identifié les ingrédients et évalué la portée. C’est ainsi que medias et dirigeants politiques commencèrent à relayer l’appellation « Etat Islamique de l’Irak et du Levant » également connue sous l’acronyme E.I.I.L.. Ce faisant ils donnaient en quelque sorte leurs lettres de créance à un groupe sans légitimité juridique, et semblaient placer des criminels en position d’interlocuteurs potentiels. Cette maladresse politique une fois apparue au grand jour, on parla alors de « l’organisation de l’état islamique ». Ce minime glissement fut jugé insuffisant puisque l’acronyme arabe « Daech » lui fut préféré qui colporte une désignation répandue, celle-là, par les non-jihadistes, et des sonorités de laquelle émanent des évocations plus étranges et plus mystérieuses que la précédente. Il semble même qu’elles constitueraient en arabe une homophonie renvoyant au verbe « écraser » Ce n’est d’ailleurs pas par ce terme de « Daech » que les membres de l’organisation se désignent mais par celui de « Dawla ». Ce mot qui signifie l’Etat en arabe, affiche assez clairement l’ambition de ses chefs de créer un califat islamique. Outre- Manche les medias anglophones naïvement cafouillèrent en se laissant à l’aveugle prendre par la transcription littérale de l’acronyme dans leur langue. L’évocateur « Isis » en sortit, aussi séduisant et aussi trompeur que le diable amoureux de Cazotte.
C’est bien par les outils modernes de communication que les guerriers moyenâgeux du Daech ont choisi de semer la terreur et de planter leur épouvantail sur la planète. L’horreur à portée de portable. L’horreur visionnée sur le banc d’un arrêt de bus. L’horreur en marchant dans la rue. L’horreur dans les salons le soir. En choisissant de filmer et de diffuser les images de ce qui est appelé des « décapitations », les jihadistes autoproclamés, – avec la complicité plus ou moins consentante de la machinerie médiatique de l’ennemi occidental -, ouvrent une nouvelle galerie dans l’exploitation de l’horreur et de ses cavernes. Pourquoi alors le mot décapitation est-il celui auquel hommes politiques et journalistes de l’audio-visuel ont généralement recours puisque personne n’ignore que c’est d’égorgement dont il s’agit ? Pourquoi donc dénommer « décapitation » ce qui est « égorgement » ? La décapitation serait posthume. Banale affaire de mots ou de rhétorique ? Non. La décapitation, – dans l’imaginaire français en particulier-, nous renvoie à l’idée d’exécution, elle-même connotative de celle de pouvoir. Y recourir contribue en l’espèce et à notre corps défendant, à instituer un groupe de criminels en instance de pouvoir ou de justice. On voit bien la vertu dérisoirement euphémistique du premier vocable dont on attend qu’il atténue les échos infernaux de la réalité représentée par le second. Celle de l’égorgement. On égorge les bêtes. Par conséquent l’égorgement déshumanise. L’acte contient une obscénité humiliante et insoutenable. La victime est de fait à la merci de l’homme au coutelas placé derrière lui. Via la diffusion des images que nous démultiplions, le Daech active ainsi deux signaux forts. Le premier signal est celui d’une emprise totale sur l’autre et sur le monde, singulièrement sur le monde occidental, sa cible. Le deuxième signe est à destination du monde musulman. Le criminel sanguinaire est vu comme le sacrificateur. Il immole le mécréant à la colère divine qu’il s’approprie.

Le rouge et le noir

L’acte de l’immolation place donc symboliquement et fallacieusement le criminel en position de prêtre de Dieu, de délégué de la puissance d’Allah. Le vêtement noir, l’appellation « jihad », les parodies de sacrifice humain constituent la panoplie de ce simulacre du sacré que l’on verrait volontiers comme guignolesque si le danger n’en était pas énorme, bien réel. Qu’évoque dans notre imaginaire cette couleur noire portée en turbans et djellabas dans ces cauchemardesques cérémonies ? Fondamentalement le noir, c’est l’absence de lumière. Il renvoie au chaos puisque seule la lumière organise l’espace et l’ordre. Dans la culture chrétienne le noir porté par les religieux est la marque du renoncement au monde, de la mort à la vie d’ici-bas. Il est aussi celui du deuil. Si l’Islam est dépourvu de symboles officiels, certaines sources font état dans son histoire de l’existence de deux drapeaux, le drapeau noir et le drapeau blanc. Le drapeau noir aurait été brandi à l’occasion des guerres du temps du prophète. C’est l’Al-Raya, souvent frappé de calligrammes blancs sur fond noir, la chahada, ou profession de foi, à savoir « Il n’y a de vraie divinité que Dieu et Mahomet est son messager » On la trouve calligraphiée de différentes manières sur les drapeaux de certains pays arabes. Le drapeau blanc Al-Liwa, quant à lui, aurait été réservé à la diplomatie.
Mais c’est aussi au rouge, celui du sang, auquel les rituels au couteau du Daech nous confrontent. On peut se demander si plus qu’à la terreur, ce n’est pas à une sordide fascination que la monstration du meurtre, du viol conduisent. Le fantasme de la licence totale, l’anonymat apporté par le masque, l’alibi rêvé de la religion, l’exaltation de l’aventure, l’irréalisme d’une vision virtuelle de la guerre sont des appâts séducteurs pour les désoeuvrés, les déboussolés de notre société malade, les quidams qui jusque là étaient sans repère, mais aussi les naïfs au grand cœur qui voient l’occasion d’incarner à leur tour ces héros vus dans les « selfies à la kalach ». La guerre sainte devient alors une sorte d’absolution préemptée pour l’assouvissement des pulsions inavouables et de la soif de sang.
Un autre signe éminemment religieux, celui-là, est omniprésent sur tous les medias, c’est le vocable « jihad »ou « djihâd ». Il signifie en arabe « faire effort, exercer une force ». Dans le Coran il est associé à l’intériorité. On y relève des expressions comme « luttez avec votre âme » ou encore « faites un effort sur le chemin de Dieu ». Le sens en a été en mutation constante. Toute interprétation définitive et fixe est difficile, si ce n’est impossible à consacrer. Le concept en est tiraillé. Quatre types de jihad sont à prendre en compte, le jihad par le cœur, le jihad par la langue, le jihad par la main et le jihad par l’épée. Les représentants du culte musulman en France nous disent notamment que ce combat est d’abord à mener par le cœur. Il s’agit d’une lutte intérieure pour devenir meilleur et rendre meilleure la société. Il a de toute évidence une dimension spirituelle. Mais l’acception la plus répandue est celle du jihad par l’épée qui à travers l’histoire confère à des guerres contre musulmans ou infidèles une légitimité au moins apparente. Ce recours à la violence est toutefois soumis à des règles. et doit répondre plus précisément à quatre conditions. Il est ainsi légitimé en cas d’invasion d’une terre musulmane par des infidèles et en cas de menace imminente de l’ennemi, mais aussi en cas d’appel de l’imam, ou encore en cas de capture de musulmans par des non-musulmans.

Dieu à leurs côtés

Alors le « jihad » un combat par le cœur ou un combat par l’épée ? On voit que l’usage actuel du mot occulte le premier sens au profit du second. Comme si le combat spirituel était confisqué au profit de l’appel à verser le sang. Paradoxe embarrassant pour toute religion. Il est à ce propos intéressant d’examiner les sens que prennent les mots « religieux » et « religion ». Les grands auteurs de Cicéron à Thomas d’Aquin en passant par Saint Augustin ont attribué au mot religion, parfois pour servir leurs exégèses, deux étymologies. Le mot proviendrait pour les uns de « relegere » dont la racine signifie « choisir, lire ». La religion serait un retour sur soi, voire un scrupule. Mais c’est plus sûrement à « religare » que le mot se rattache. La religion est ce qui relie. Si les philologues de la langue française admettent préférentiellement l’étymologie « relegere », les philologues anglais s’attacheraient, semble-t-il, plutôt à celle de « religare ». C’est à cette dernière que nous ferons référence. S’agit-il de relier les hommes à Dieu ? Dans cette interprétation du mot la religion dirait son caractère essentiellement spirituel. La spiritualité implique dans le regard du philosophe une opposition entre la matière et de l’esprit. Le sens originel du mot « esprit » est, on le sait, celui de « souffle ». Il évoque par conséquent une substance incorporelle. Si l’on envisage au contraire la religion comme ce qui relie les hommes entre eux, – et c’est vers ce sens, générateur d’intolérance et d’exclusion que l’on se tourne-, la religion s’éloigne de l’immatérialité pour s’incarner dans le politique, pour ne pas dire s’y ensabler. Les rites deviennent dès lors des signaux de reconnaissance qui intègrent l’autre dans une communauté ou l’en excluent. L’épée brandie par les hommes se sacralise et devient instrument de Dieu.
L’histoire est nourrie de cette convocation de Dieu dans la guerre. Ecoutons le pape Urbain dans son appel à la croisade en 1095 alors que les chrétiens étaient mis en esclavage « Prenez le chemin du Saint Sépulcre, arrachez cette terre à une race maligne, soumettez-là ! Jérusalem est une terre fertile, un paradis de délices. Cette cité royale, au centre de la terre, vous implore de venir à son aide. Partez promptement, et vous obtiendrez le pardon de vos fautes ! Souvenez-vous aussi que vous recevrez pour cela des honneurs et la gloire éternelle au royaume des cieux. » Si Hitler était viscéralement antichrétien, – notamment parce que le Christ était Juif-, du moins à l’image de son idéologue Himmler sut-il s’appuyer sur un certain mysticisme germanique en vogue à cette époque en même temps qu’un certain ésotérisme dont les rites SS sont une illustration partielle. Depuis 1701 d’ailleurs « Gott mit Uns », ( « Dieu avec nous » ) fut la devise de la maison royale de Prusse, du kaiser, et donc une composante des emblèmes militaires. Elle fut utilisée par la Wehrmacht pendant la Seconde guerre mondiale et figura sur les ceinturons des soldats allemands.La guerre du Vietnam vit un cardinal bénir des bombardiers tandis que les contestataires pacifistes écoutaient sur leurs disques vinyl la superbe et ironique chanson de Bob Dylan « With God on our side ».
Voici donc encore aujourd’hui avec le Daech la religion en bien sinistre compagnie.

L’esprit et la lettre

Le mot « charia » est le plus souvent traduit et compris par le commun des non-arabophones comme la « loi islamique ». Son sens en est cependant plus riche et plus complexe. Il signifie « la voie vers la source ». La « charia » montre au musulman ce qu’il convient de faire dans tous les secteurs de son activité humaine, qu’elle soit privée, sociale ou publique. Il y aurait toutefois à l’intérieur de cette voie pérenne une place, aussi ténue soit-elle, pour l’interprétation et la contextualisation. Les musulmans voient dans ces règles l’émanation de la volonté divine. Or ces règles ou normes trouvent leur origine dans les lois, us et coutumes de l’époque du prophète Mahomet, mais aussi, les historiens des civilisations le disent, dans des pratiques bien antérieures en cours chez les grecs anciens, chez les romains et même chez les chrétiens.
La volonté de s’en tenir à la lettre des textes et seulement à la lettre,- outre le décalage parfois surréaliste qui en découle-, pose la question de la nature d’un texte dit sacré et en particulier celle d’un texte dit révélé. Si le refus de représenter l’image de Dieu nous semble une posture intellectuelle inattaquable, qu’en est-il de la nature divine du langage ? Nous sautons de l’absolu, de l’ineffable et de l’innommable au relatif, au faillible, à la trahison. Le langage est du domaine de l’humain. Fût-elle attribuée à Dieu, la parole est intrinsèquement anthropomorphe, soumise donc à l’altération, à l’opacité, à la corruption, à la diversité des exégèses, aux métamorphoses du sens.
En conséquence l’extraction ici ou là dans les textes sacrés de telle ou telle sourate, ou verset est sujette à caution. En allant jusqu’au bout de cette brèche on peut se demander si diviniser la parole dans sa littéralité ne serait pas blasphématoire, puisque la langue pas plus que l’être humain ne saurait échapper, ni dans le temps ni dans l’espace, à la mobilité, aux fluctuations, aux contingences. Pour nous le fondamentalisme est donc un littéralisme par conséquent confronté à une contradiction, lui qui calcifie l’impalpable et en fait une idole, parfois infernale. Le diable est parfois dans la lettre.

Aramis

Des mots, des images et de leurs chambres d’écho …

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