Chaque soir, nous sommes invités à une compassion ou à une autre visant à attirer, puis à attiser notre propension à la pitié. Cela dépend des jours, mais, le plus souvent, il s’agit d’un fait divers (pouvant quand même parfois atteindre plusieurs centaines de morts), justifiant un mélange de compassion et d’incantation, que, pour simplifier et pour pallier mon manque de vocabulaire, j’appellerai « compassion » tout court. Cette compassion, ou sensibilité aux malheurs d’autrui, remplace aujourd’hui l’ancienne charité et la défunte prière du soir (il ne faut pas oublier que Dieu est mort et bien enterré).
A priori, on pourrait penser qu’il s’agit d’une vertu altruiste, bonne et généreuse. Mais la compassion a-t-elle une utilité quelconque, autre que celle de nous faire verser quelques larmes le soir, au cours du journal télévisé? Larmoiements suivis quand même par des rigolades (il ne faut pas abuser du pouvoir humidificateur de nos yeux), au travers de quelques brèves séquences télé pas trop raffinées, destinées à nous rincer le cerveau, un peu comme le trou normand nous rince la bouche et nous prépare donc à la compassion suivante, qui, elle, ne viendra que demain soir.
En tout cas, la compassion est symptomatique de notre époque. Si elle était traitée d´une manière tragique, shakespearienne, et non pas de façon mélo et vulgaire, cette compassion serait même grandiose, mais ce n’est pas le cas. Si, en outre, elle était replacée dans son contexte international, économique, religieux, politique, alors on comprendrait au lieu de seulement pleurer. Et si, de surcroît, nos sociétés trouvaient des voies et des moyens efficaces pour empêcher et punir la terreur, les viols collectifs, les assassinats en série, les expulsions, les exodes, cela ferait avancer le schmilblick. Or, dans l’état actuel des choses, notre compassion vespérale ne fait que flatter notre goût douteux pour la vision de la mort et de la douleur, sans réussir à changer quoi que ce soit. Goût de voyeurs, exigeant un renouvellement quotidien de nos proies à compassion.
A défaut de pouvoir éradiquer cette compassion au profit de quelque chose de plus sérieux et de plus respectable, essayons d’en délimiter les contours et les creux.
Les multiples facettes de la compassion
La soif de compassion doit se trouver un sujet immédiatement contemporain, précis, provisoire et remplaçable, mais si possible récurrent (certaines maladies et certains peuples pouvant être fréquemment sélectionnés). C’est un peu comme les titres des magazines hebdomadaires: ils changent, mais on les retrouve d’une année à l’autre.
Les politiques doivent passer plus de temps à se montrer compatissants qu’à faire quoi que ce soit d’autre : à défaut de laisser leur marque dans l’Histoire, ils laisseront une succession de petites traces dont personne ne se souviendra. Et c’est tant mieux, car les politiques sont comme les vêtements et le reste : éphémères. Et puis, les bonnes compassions font monter (provisoirement!) leur cote de popularité. Les politiques ont donc intérêt à ce que la nature, les voyous, la fatalité et d’autres responsables renouvellent sans cesse pour nous les thèmes à compassion.
Les vrais porte-paroles, et surtout « porte-yeux », du (et pour le) peuple – à savoir les journalistes télévisuels -, doivent trouver ou susciter quotidiennement un nouveau sujet de compassion ; sinon, les téléspectateurs changent de chaîne.
Cela dit, le travail des journalistes est facilité par le fait que les sujets de compassion arrivent tout seuls, suivant une sorte de hasard sélectif : il suffit de choisir ce qui choque le plus dans l’actualité forcément agitée d’une population de plus de 7 milliards d’êtres humains, contenant en son sein, et en permanence, quelques centaines de millions de gens très malheureux, ainsi que quelques millions d’individus particulièrement cinglés (ce sont rarement les mêmes).
Le recours à la compassion doit être systématiquement adopté lorsque, au niveau national, on ne trouve pas de solution (mais aussi lorsqu’on n’en cherche pas) aux problèmes profonds et persistants du pays, tels que la reconstitution d’une économie saine et prospère.
La compassion, réitérée jour après jour pour meubler les journaux télévisés à peu de frais, doit, de préférence, s’accompagner de collectes solidaires, ce qui constitue un impôt volontaire à ne pas négliger, un peu comme le loto.
Malgré le caractère a priori hasardeux et exceptionnel des sujets de la compassion, celle-ci peut parfaitement coexister avec la «vraie vie», qui, elle, se situe aux antipodes de la solidarité et comporte de nombreux aspects hautement égocentriques (conduite automobile, civisme déficient, etc.). «Moi»- citoyen libre -, je peux régner sans problème avec «vous» – sujets ou objets de ma compassion -, pour autant que «moi», je ne sois touché par «vous» que de façon figurée.
Chaque nouvelle compassion doit pousser la précédente dehors. Mais elle doit aussi faire oublier ladite précédente, sinon trop de compassions pourraient se pousser au portillon en même temps.
La compassion pouvant se substituer à … tout, il n’existe aucune raison de s’en passer : ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros.
Drapée de vertu morale, la compassion peut avancer sans aucun scrupule (selon le principe que l’habit n’a rien à voir avec le moine, à savoir le cœur de la compassion) : ainsi, certaines collectes d’argent célèbres se focalisent-elles sur deux maladies graves, au détriment de toutes les autres, malgré la présence avérée de nombreux êtres humains subissant des maladies aussi graves que les deux en question et méritant tous de guérir, n’est-il pas vrai?
Compassions collectives ou privées
La compassion est parfois mieux partagée si elle concerne une entité plutôt qu’un seul être de chair : une ethnie, un groupe social, un peuple sans Etat, pour autant que ceux-ci soient perçus comme exploités et maltraités, et que ces peuples ne soient quand même pas trop éloignés de nous (la Méditerranée nous est plus sensible que la Mer de Chine). La compassion est alors récurrente et proportionnelle aux malheurs déclarés, mais jusqu’à un certain point seulement. Souvenons-nous de nos apitoiements devant ce qui se passait en Tchétchénie. La situation a-t-elle changé depuis lors, ou sommes-nous lassés parce que impuissants, ou indifférents?
Pire : si un peuple, objet initial de notre compassion, a le malheur de s’en sortir, alors la compassion cesse aussitôt. Cela se passe un peu comme si vous cessiez d’aimer votre fille (ou votre fils) au cas où elle (il) aurait l’audace de réussir sa vie. Il en est ainsi d’Israël aujourd’hui. Il en sera peut-être ainsi des Kurdes demain s’ils parviennent enfin à regrouper leurs terres pour former le Kurdistan, terres qu’ils mériteraient de pouvoir unifier autant que le méritent d’autres peuples de la région qui, eux, font beaucoup plus de bruit que les Kurdes.
Et que ferons-nous si, un jour, les Palestiniens obtiennent un territoire viable et indépendant? Continueront-ils à bénéficier de nos faveurs assidues?
Pleurer ou agir
La compassion implique, par définition, d’être sensible aux malheurs d’autrui : une telle sensibilité devrait donc entraîner un minimum de solidarité.
Or là, c’est une autre question : devenir solidaire un peu plus qu’en paroles exigerait d’agir, et non pas seulement de regarder, geindre, pétitionner et manifester (la fameuse et fumeuse »mobilisation citoyenne »), sinon quelle utilité y aurait-il pour celles et ceux qui sont les sujets de la compassion?
On en est loin, car agir obligerait à faire la guerre, à établir des défenses, des surveillances, des blocus, des règles sérieuses et appliquées, une justice moins lente et moins laxiste, une véritable coopération entre les pays prétendant appartenir à une même communauté internationale, toutes choses dont se gardent bien nos pays corrects et propres sur eux, mais dont les comportements ressemblent plus à ceux des adeptes de selfies qu’à ceux des visionnaires.
La compassion, telle que nous la vivons quotidiennement, n’est donc pas une véritable sensibilité à la souffrance d’autrui, elle n’en est que l’apparence. Nous ne voulons nullement souffrir avec autrui. Regarder la souffrance nous suffit amplement. Révisons donc notre définition de la compassion : c’est une sensibilité à la souffrance d’autrui, mais sans participation aucune. Tout est dans le spectacle du malheur, pas dans l’action contre le malheur. La compassion est tout simplement un substitut à l’action.
Pendant ce temps, selon l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), le chômage tue, en France, 10 à 20.000 personnes par an (chiffre officiel), soit 1.000 fois plus qu’un grave attentat ou 100 fois plus que la chute d’un avion.
Pourquoi n’éprouvons-nous pas la même compassion catastrophée à l’égard des chômeurs et de leurs familles? Les suicides, les maladies non soignées par manque d’argent, les abandons d’enfants, l’alcoolisme de fuite dû à l’absence de perspectives, etc., etc. nous sont-ils indifférents?
La santé mentale et physique du peuple, qui voudrait simplement survivre convenablement, n’intéresse-t-elle ni les politiciens, ni les journalistes? Pourtant, il y a là matière à compassion, énorme et innombrable matière à compassion.
Mais il est vrai que la compassion moderne doit être ciblée, anecdotique, provisoire, hautement visible et photogénique … ou plutôt télégénique (sans télé, point de compassion) : toutes « vertus » que le chômage ne possède pas.
Compassion ou passion amoureuse
L’amour nous attache à un être vivant précis, avec un nom, une chair, un cœur. Certes, il peut y avoir rupture ou séparation, mais l’amour laisse des traces indélébiles, si c’est vraiment de l’amour. A l’inverse, aller d’une compassion à l’autre ne laisse aucune trace, car il s’agit d’une propension contrôlée et balisée qui permet de ne jamais s’attacher. La compassion est seulement destinée à permettre un sommeil paisible ; ce n’est pas un sentiment, c’est un alibi.
Elle occupe et elle donne bonne conscience : on y gagne des bons points au sein de son groupe social et on obtient, grâce à elle, une élévation quasi-divine, car le compatissant type se prend pour un saint (laïc, mais saint quand même).
La compassion certes perdure en tant qu’état d’esprit d’un soir à l’autre, mais son objet, à savoir les êtres humains aux malheurs desquels le compatissant accepte de compatir, ceux-là doivent être changés chaque soir. Au fond, la compassion ressemble plus à une maison de passe, où l’on change fréquemment de partenaire, qu’à une maison tout court où l’on s’attend l’un l’autre (ou même les uns les autres, lorsqu’il y a des enfants) pour s’aimer.
Un substitut à l’action, une inversion de l’amour, une fausse solidarité, voilà ce qu’est la compassion dans toute sa splendeur. Larmoyante et peu vertueuse, sous les allures d’une sainte.
Sainte n’y touche!
Ariel Alexandre
Quel article excellent, sur lequel il y aurait beaucoup à dire.
Je ne peux m’empêcher de penser à Lucrèce qui, au début du livre II du De rerum natura écrivit ces célèbres vers :
« Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, e terra magnum alterius spectare laborem; non quia vexari quemquamst jucunda voluptas, sed quibus ipse malis careas quia cernere suavest. Suave etiam belli certamina magna tueri per campos instructa tua sine parte pericli etc. », que l’on peut traduire ainsi :
« Qu’il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents,
D’assister du rivage à la détresse d’autrui !
Non que l’on jouisse alors des souffrances d’autrui,
Mais parce qu’il nous plaît de voir qu’on y échappe.
Doux aussi, lors des grands carnages de la guerre,
De regarder de loin les armées dans la plaine.
Mais rien n’est aussi doux que d’habiter les monts
Fortifiés du savoir, citadelle de paix
D’où l’on peut abaisser ses regards vers les autres,
Les voir errer sans trêve, essayant de survivre,
Se battant pour leur rang, leur talent, leur noblesse,
S’efforçant nuit et jour par un labeur extrême
D’atteindre des sommets de pouvoir, de richesse…
Misérables esprits des hommes, cœurs aveugles !
Dans quelle obscurité, dans quels périls absurdes
Se consume pour rien leur presque rien de vie !
N’entendez-vous donc pas ce que crie la nature ?
Que veut-elle sinon l’absence de douleur
Pour le corps, et pour l’âme un bonheur pacifié,
Délivré des soucis, affranchi de la peur ?
Le corps, nous le voyons se soucie de très peu :
L’absence de souffrance est un plaisir exquis ;
La nature apaisée n’en demande pas plus. »