Les bras mécaniques du péage de l’A7 éjectaient les automobiels. Billes d’acier d’un dérisoire billard électrique. La nuit était striée des lignes droit-devant qui dictaient la trajectoire. Depuis longtemps les reliefs avaient couché leurs masses. Au clavier s’étaient allumés les repères des stations de radio.
      Mon doigt appuya sur un chiffre. Une voix rompit l’évidence de la géométrie du noir tracée par les signes. La voix lisait un texte. Le frottement de la gomme sur le bitume se tut, cédant sa part au vacarme que fit dans ma tête une prose inouïe. J’écoutais alors abasourdi un orchestre de mots soulevant tour à tour ou à l’unisson les cordes, les bois et les cuivres. Je buvais fenêtres ouvertes l’air nocturne qui m’ébouriffait. Le texte que j’entendais m’enivrait. L’air déversait son alcool. L’automobile flottait sur le macadam. Je filais vers ce que j’entendais comme si je pensais pouvoir m’en saisir.
«  Maintenant, les nuits obtenaient une pureté extraordinaire, sidérale: le ciel était si noir qu’il paraissait sans atmosphère, comme sur les astres morts ; il rinçait les montagnes et multipliait les étoiles; aiguisées et durcies par un froid de plus en plus sec, elles avaient la grosseur des gemmes et leur éclat. Le soir, on entendait gronder dans les bas-fonds, du côté de Saint- Julien: le souffle assourdi des torrents franchissait en droite ligne la forêt amaigrie et transparente, dont s’élevait, chaque nuit un peu plus épais, un lac de brouillard qui apportait le silence, étouffait tous les bruits de la vallée, détrempait les pentes, et isolait de hautes péninsules minérales dans leur sérénité planétaire.  » p.145  L’Epervier de Maheux chez Omnibus.
Etait-ce ce passage ? Etait-ce un autre ? Je n’eus de cesse de retrouver le nom de l’écrivain et de l’oeuvre. Les programmes détaillés de France Culture* m’y aidèrent. L’Epervier de Maheux de Jean Carrière , Prix Goncourt 1972. Deux millions d’exemplaires vendus. Je me souvins de ce titre que son colossal succès de librairie me fit alors dédaigner. Je me procurai l’ouvrage d’urgence, me fiant aux fulgurances ouïes sur les ondes.
Le récit se déroule dans les Cévennes, près du mont Aigoual, au-dessus du hameau Mazel de Mort où depuis la mort d’Alice ne vivent plus que deux personnes. Là où « commencent de hautes solitudes« . Une famille, les Reilhan, s’entête à vivre ou plutôt à survivre dans un lieu pourtant invivable, où l’eau est rare ou trop éloignée, où les châtaignes trompent la faim et saturent l’estomac. L’action se réduit à un combat âpre, désespérant entre l’homme et le « site d’une barbarie millénaire« . Une nature impavide qui plus haut que les schistes des vallées étale de livides calcaires océaniques, lunaires et que la plume de Jean Carrière dépeint avec une force, une densité, une intensité rarement égalées , aussi prodigue que prodigieuse d’ images et de métaphores, dans une mise en musique souvent symphonique.
De la brutalité magnifique des saisons et des paysages émerge la rusticité presque pierreuse des personnages auxquels l’auteur choisit de ne donner aucune épaisseur psychologique. C’est au burin que Carrière les taille. Abel, l’aîné, leurré par l’espoir que la montagne désignée sous le nom d’Aiguelette contiendrait de l’eau, décide de creuser la roche. Lasse, allant de désillusion en désillusion, son épouse l’abandonne. Désormais seul face à son chimérique devoir, le voilà avec la parole emprisonnée dans ses borborygmes, ligaturée par son projet obsédant. N’existe dès lors que le ahanement hébété provoqué par les coups de pioche. Coups absurdes donnés contre une existence absurde. Sur l’écran bleu du ciel, un épervier contemple le pitoyable acharnement. Inaccessible à la pétoire d’Abel. A peine avant de reprendre l’envol le rapace y laisse-t-il, une fois, une plume …
Ainsi « ce ciel de merde, où les étoiles commençaient à se clairsemer, conservait une limpidité, une sérénité scandaleuses. » Les invectives à destination de ce Dieu absent, de cet espace bleu indifférent, ou encore de « ce ciel de Golgotha » ponctuent le récit. La mise en bière de Reilhan père donne lieu à une scène tragi-comique au cours de laquelle se mêlent le portrait à l’acide de l’onctueux pasteur, la chute guinolesque du cercueil et le tableau impitoyable du corps putréfié. On entend là et ailleurs encore le hurlement de révolte de Carrière devant l’infirmité de l’humaine condition. Honte à un combat inique. L’homme devenu charogne aux yeux crevés, mangée par les corbeaux et assaillie par les mouches. L’homme les pieds devant, dans l’immensité muette, minérale et archimillénaire .
Comment les huissiers parisiens du monde littéraire ont-il pu baillonner sous le bandeau régionaliste un roman dont la force mythique est aveuglante ? Un écrivain venu des Cévennes ne pouvait-il que « claquer des sabots » et enfiler la veste de « velours cotelé » ? Il est vrai que Carrière est le fils spirituel de Giono, il est vrai que les marches interminables de l’écrivain à travers le Causse Méjean et autour de l’Aygoual lui ont conféré une connaissance inégalée de ces extraordinaires paysages, il est vrai surtout que le lauréat du Goncourt 1972 a trouvé dans cet espace aride et violent un territoire qui était à la fois le miroir de ses tourments intérieurs, la source de son lyrisme et de ses extases. Le paysage est souvent placé dans une sorte d’horlogerie cosmique au milieu de laquelle l’homme est balayé comme fétu de paille.
« Au fond des dolines, des sotchs, le ciel de nuages voyageait dans les mares fripées, glaçantes sous ce vent celte qui meuglait à travers les causses comme un troupeau d’aurochs. L’herbe emportait à l’infini les larges foulées de son passage invisible et sonore, et derrière les vitres bleuâtres, des vieilles tendaient le cou pour suivre des yeux l’ombre d’un immense vaisseau traversant les blés qui s’écartaient, encore à peine gazon, sur son sillage. On voyait galoper derrière lui une harde de petits nuages qui escaladaient prestement les talus et sautaient les murettes du même vif élan. Le vent tonnait dans les ruelles, venelles, porches où il s’engouffrait à couper le souffle, gouffres miroitants des puits. Le jour tournait, se métamorphosait avec les prompts revirements exposés des kaléidoscopes: d’abord à la prime heure, le luisant blême des pierres et des toits mouillés dans une aube pluvieuse et couleur d’étain. Matinées venteuses, nuageuses et soleilleuses avant l’escale de midi où parfois le vent jetait l’ancre. Le hameau, le village apparaissaient alors comme en été, dans une clarté plénière, mais le grillage sévère des branches lui conservait la noirceur essentielle de l’hiver. Il ne pleuvait jamais le soir, mais le ciel s’ouvrait au contraire, vaste et multicolore, vers le couchant, l’océan, l’Ouest somptueux, les Amériques- l’Amérique du Nord l’étoilée, à laquelle avaient appartenu ces plateaux à l’ère des trilobites. Le haut Pays reprenait la mer au crépuscule, et remontait le vent dans la direction de l’étoile polaire. » p.339 L’Epervier de Maheux chez Omnibus.
Ce fils de chef d’orchestre et de chanteuse d’opéra avait une passion dévorante pour la musique, celle de Ravel en particulier, source de ses éblouissements. Il trouva en l’écriture un pis-aller pour exprimer ses chavirements. Celui qui, jeune homme, voulait non pas devenir « écrivain » mais simplement « écrire« , était totalement engagé dans un travail qui était un combat. Jean Carrière haïssait son écriture et même son style. Insatisfait il commit le crime de brûler son premier manuscrit de l’Epervier de Maheux à propos duquel il avouera que la version qui lui succéda et qu’il en donna à la publication  était bien plus faible.
Emporté et même arraché à lui-même par le succès comme par un torrent, vivant ce triomphe mondial comme un malentendu, Jean Carrière mit longtemps à sortir la tête de l’eau. Il témoigne dans le Prix d’un Goncourt, paru en 1987, du calvaire qu’il vécut. Cette bataille livrée en soi-même pour écrire est celle de tout artiste authentique. Répondre à l’injonction du milieu, à sa mise en demeure, reproduire un geste romanesque de même ampleur fut pour son authenticité une sorte d’absurde et douloureuse contrainte.
Le philosophe Gabriel Marcel vit dans l’Epervier de Maheux un roman métaphysique, tandis que le grand Julien Gracq salua en Jean Carrière un écrivain «  complètement engagé » dans son art.

                                                                                                Jean-Paul Pouderon

* je pense que le lecteur et commentateur de l’oeuvre sur France Culture était Serge Velay

L’épervier là-haut

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