Je ne parle et n’écris spontanément que sur des sujets que je ne connais pas. Que je ne connais pas encore, ou que je ne connais pas du tout. Cela ne veut pas dire que j’écris bien sur ce que je connais. Je dis seulement que mon ingénuité devant l’inconnu me fait oser. Il faut être inconscient et ignorant pour écrire sur la mort, l’au-delà, le néant, tout ça! Il est à noter cependant que, si je ne connais rien à la mort, j’y pense quand même tout le temps. A ma décharge, je suis ignorant, mais obsédé.

Naître, vivre, mourir … ce sera tout?
Je vais mourir, ni plus, ni moins qu’un autre, direz-vous. C’est vrai, et c’est d’ailleurs pour cette raison que l’annonce de ma mort vous concerne tous. Lorsque j’étais enfant et déjà effrayé par la perspective de mourir, on m’annonçait, en plus, que j’allais finir «comme une petite saleté». Le temps des petites saletés approche.
Pour le moment, je n’entends que le murmure envahissant de ma précarité et de ma finitude, comme on dit. Je serai passé sur la terre, je l’aurai survolée et bientôt je vais m’en aller. Une vie humaine, c’est comme la photo instantanée d’une goutte d’eau qui éclate en tombant sur le sol. Si l’on compare la durée de notre vie à celle de la terre, et que l’on transforme les 5 milliards d’années de la terre (à peu près) en une journée de 24 heures, alors la vie humaine … c’est 1/8.000 ème de seconde sur les 24 heures en question, soit la vitesse la plus rapide possible sur un appareil photo. Il faudrait 50 millions de vies humaines mises bout à bout pour durer aussi longtemps que la terre. Et si ma vie s’était allongée pour durer ce temps-là! En réalité, elle est 50 millions de fois trop petite et, pourtant, je n’en ai pas fait grand chose, de cette petite chose qu’est ma vie. L’histoire humaine est vraiment ridicule.
L’impression que, dans un an, dans un mois, demain, je ne serai plus là, que je ne pourrai plus penser que je suis là, que ma vie n’aura duré qu’1/8.000 ème de seconde, cela m’obsède par son absurdité.
Mais je me demande bien pourquoi je suis ainsi tourmenté, compte tenu de la banalité de la situation. Je crois bien que plus de 100 milliards d’êtres humains ont déjà vécu sur terre et sont morts dans cette dérisoire banalité. Avec le même murmure dans la tête depuis l’enfance jusqu’à la mort. Imaginez 100 milliards de murmures angoissés, de jour comme de nuit! Ecoutez-les, ces murmures!
On dit que la nature fait bien les choses. Pas si sûr: après 100 milliards d’essais successifs (et passablement ratés dans un grand nombre de cas), depuis qu’elle fabrique des êtres humains, cette nature aurait pu mettre au point une vie plus clairement détachée de la mort et une mort moins perturbante pour la vie, du moins si elle avait lu Darwin et ses petits changements à la marge. Le passage de la vie à la mort devrait être plus rapide, plus net, et moins douloureux. On y penserait moins, on vivrait plus, et mieux. Et, à la fin, on trépasserait sans traîner. Ce qui, peut-être, nous ferait mieux tolérer notre passage vers nulle part.
Cela ferait déjà un problème de moins pour nous, qui subissons ce que la nature a créé et modifié, sans jamais nous avoir consultés. Je sais bien que Nature est un mot divinisé, comme Dieu, et que tout cela, ce qui m’entoure et moi-même, n’est qu’un mélange d’ordre et de chaos, d’instabilité, de hasard et de … quoi? Après tout, que m’importe que ce soit un dieu, une nature, un hasard, une nécessité (c’est qui, celle-là?), une illusion, pour moi c’est pareil: j’ai supporté une vie que je n’ai ni voulue, ni demandée (et pour cause, je n’étais rien!) et je subis aujourd’hui une dégradation, et bientôt une mort, que j’ai encore moins demandées. De plus, je suis arrivé ici-bas sans m’en apercevoir, alors que mon départ (sans retour possible), je ne risque pas de le rater, avec toutes les maladies dont cette fameuse nature m’a affublé.
Quoi qu’il en soit, subsistera, de toute façon, l’autre problème, existentiel, celui concernant le sens de la vie, impossible à éviter: qu’est-ce que je fais là et pourquoi ne serai-je plus là (définitivement plus là)? Et si cela n’a aucun sens, pourquoi se fatiguer à vivre et pourquoi ne possédé-je pas la capacité de me faire disparaître moi-même sans avoir peur? Sans peur, «that is the question». On nous fait naître et mourir. Naître en hurlant avec la peur de devoir vivre, mourir en souffrant avec la peur de devoir ne plus exister. A peine nés, nous avons peur, tout le temps, jusqu’à la mort.
Après tout, ce n’est pas moi qui me suis embarrassé d’une conscience angoissée et angoissante: je suis né avec elle, et je n’ai jamais pu m’en débarrasser. Ce n’est donc pas une question déplacée que de vouloir connaître le pourquoi de ma venue et de mon départ prochain (les deux étant liés: si je n’étais pas venu, je n’aurais pas besoin de repartir!). Ce droit à la compréhension des choses ne m’a jamais été reconnu et j’ignore même à qui m’adresser pour l’obtenir. Cela dit, ce n’est pas parce que le droit de savoir m’est systématiquement refusé que je renoncerai à le demander jusqu’à ma mort, même si c’est dans le vide le plus absolu. Je mourrai sans doute dans l’ignorance. Est-ce donc là le but de cette mascarade humaine?
Enfant, vous ne comprenez rien à ce qui vous arrive, à ce qu’on vous demande, à ce qu’on vous autorise! Une fois adulte, ou même avant, vous êtes invités à bander (ou l’équivalent, selon le sexe) de façon obstinée, afin d’ensemencer, pour pondre ensuite. Finalement, on les pond, ces enfants, et on entretient le nid dans lequel on leur donne la becquée (grâce à BHV, Castorama, et Cie). Plus tard, on les aidera à s’envoler, et, progressivement, après que les enfants auront entamé le même cycle ridicule, on débandera de façon pitoyable. Du début à la fin, on se sera agité sans savoir pourquoi, ni vers quoi, on aura travaillé au lieu de profiter du soleil. Si je fais bien le compte, on aura passé un tiers de sa vie à apprendre, un deuxième tiers à dormir, un troisième tiers à travailler, et un quatrième tiers dans un état valétudinaire. Cela fait au moins un tiers de trop. Comment l’ai-je casé dans ma courte vie?
Résultat: on n’a jamais la vie que l’on avait espérée. C’est pourquoi, à défaut de supprimer la mort, la nature devrait au moins nous permettre de recommencer, mais en connaissance de cause, en étant dûment informé de ce que l’on avait raté dans notre vie précédente. Or je ne suis ni Bouddhiste, ni Hindouiste. Il n’est donc pas étonnant que, si l’on m’avait demandé mon avis, je m’en fusse volontiers passé, de cette vie. Encore une fois, je n’avais rien demandé à personne.
Pourquoi n’ai-je d’abord été que … rien du tout, puis quelque chose? Ensuite, pourquoi ne serai-je plus rien après avoir été quelque chose? Pourquoi ai-je dû venir au monde (je dis bien «dû») et serai-je pressamment invité à en sortir sans pouvoir y revenir (au cas où j’aurais peut-être voulu tout reprendre à zéro)?
L’entrée était libre, la sortie sera obligatoire, mais le retour m’est interdit. Aucun supermarché n’oserait me traiter ainsi.
Avant? Après? Et pourquoi?
Vous me répondez tous – les savants, les philosophes, les ci, les ça – comment c’est venu et quand c’est arrivé. Mais, ce que vous m’expliquez, c’est après. Moi, ce qui m’intéresse, c’est avant et pourquoi.
Le reste – comment c’est arrivé -, n’importe quel historien, archéologue, astrophysicien, va me fournir une explication, un historique.
On me dit que seule la question du comment demeure à ma portée. Et qu’elle est donc la seule question qui vaille. C’est possible, mais elle ne m’intéresse pas, cette question-là.
Dites-moi pourquoi et je pourrai enfin vivre et mourir apaisé. Le reste est balivernes.
Ce « pourquoi » m’obsède, me hante, depuis l’âge de 9 ans, après que j’ai pu observer des vers à soie (de la chenille au papillon, en passant par le cocon et la chrysalide) vivant pour moi dans une boite en carton que j’avais installée près de mon lit d’enfant. Depuis cette fascination enfantine pour les vers à soie, qui vivent chenilles, meurent en cocon et renaissent papillons, eh bien, chaque nuit, j’attends le jour. Jamais l’inverse.
Le jour est vite devenu l’avenir de mes nuits.
Du jour, la nuit est mon cocon: elle enveloppe ce jour, – que je confonds avec moi-même -, dessus, dessous, avant, après. Et ce jour-papillon sort ensuite de son cocon nocturne, nuit après nuit. J’aime cette renaissance quotidienne, soleil après soleil. Je suis comme les Aztèques, qui attendaient le lever du jour pour s’assurer que le monde n’était pas mort. En fait, pour faire venir le soleil plus vite, ils l’abreuvaient du sang de leurs prisonniers. Leur désir de jour était comme le mien. Mais leur méthode pour faire revenir le jour, à savoir arracher le coeur des gens, n’était pas, semble-t-il, du goût des journalistes de l’époque. Cet attrape-coeurs, destiné à garantir la venue du jour, a donc été abandonné. Dommage?
Quoi qu’il en soit, il paraît que la nuit reviendra, un jour, pour toujours, cette fois sans aucun papillon. Et sans moi, cela va sans dire; de toute façon, ce serait beaucoup trop dur à supporter si je devais le dire.
En attendant, je veux bien mourir, mais seulement si je meurs comme un ver à soie. Dans le cocon de la nuit, enrobé de mon fil de soie.
Pour renaître ensuite (qui sait?), métamorphosé en papillon, bien entendu …

Ariel Alexandre

Contrepoint

« Si ta vie écoulée a recueilli tes grâces,
Si tu n’as pas laissé, comme un vase percé,
S’écouler tous les biens par ton ingratitude,
Que ne sors-tu, sot, en convive plein de vie,
Et ne fais bon visage au repos sans souci ?
Mais si tes fruits passés se sont tous épandus,
Si vivre te déplaît, pourquoi demander plus,
Quand tout finirait mal, perdu d’ingratitude ?
Mets donc plutôt un terme à ta vie et tes peines !
Car il n’est rien de neuf que je puisse inventer
Pour te faire plaisir ; tout est toujours pareil. »

Lucrèce, philosophe et poète latin
(De Rerum Natura – III, textes écrits il y a plus de 2.000 ans)

Mourir … et alors !

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